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French Vertigo - extrait:
Comme beaucoup d'étrangers, j'avais longtemps associé la France à un certain éclat. Ne dit-on pas de Paris qu'elle est « Ville Lumière » ? Cette lumière nous attire comme des papillons, nous les 3 millions d'étrangers qui y vivons, et les 75 millions de touristes qui visitons l'Hexagone chaque année. Que nous soyons ces photographes japonais faisant la pause obligatoire devant la Tour Eiffel, ou ces Britanniques venus par avions entiers déguster le foie gras dans nos maisons en Dordogne, nous voulons tous un bout du gâteau français : la richesse de sa culture, la beauté de ses paysages, ses débats intellectuels et sa douceur de vivre. Les Allemands n'ont-ils pas cette expression : «Wie Gott in Frankreich leben » (« vivre comme Dieu en France ») ?
Comprenez donc ma surprise lors de mon arrivée à Paris en 1992, quand j'ai découvert la vague de pessimisme qui avait submergé le pays. François Mitterrand était à l'Elysée, un président malade, usé, et de moins en moins populaire. Edith Cresson, critiquée pour ses écarts de langage, luttait pour préserver sa crédibilité de Premier ministre. Les deux termes en vogue étaient « fin de règne » et « malaise ». Sur les étagères des librairies s'entassaient les ouvrages déplorant la perte de fierté nationale et la France en panne, et réclamant des réformes. Honnêtement, j'avais du mal à prendre cette auto-flagellation au sérieux. Je venais de passer quatre ans à Moscou en tant que correspondant pour un journal américain, le Wall Street Journal. J'y avais vécu l'effondrement de l'URSS et du communisme. Que les Russes soient pessimistes, je pouvais le comprendre, mais les Français ? Pourtant, le moral à Paris était plus bas qu'à Moscou. Tous les sondages montraient que les Russes avaient au moins l'espoir de construire un avenir meilleur ; les Français, eux, semblaient résignés à un présent grisâtre. Je mis ça sur le compte d'une mauvaise humeur passagère, en me disant que la France était juste un peu désarçonnée par la chute du mur de Berlin. En quittant la France deux ans plus tard, j'étais sûr d'un rapide retour à la normale.
J'avais tort. Rentrant à Paris en 2002, je constate alors que la vague de pessimisme était devenue un véritable tsunami. Le malaise avait engendré un trouble plus profond, qui se manifesta pendant la présidentielle de cette année là, avec la montée du Front National. Je retrouvai une France au bord du gouffre. Je rentrais cette fois de Los Angeles. L'Amérique que j'avais quittée avait été ébranlée dans sa légendaire assurance. Elle avait subi l'effondrement de la bulle technologique, vite érigée en nouveau paradigme économique. Puis étaient venus les scandales financiers d'Enron et de Worldcom. Et surtout, le traumatisme du 11 septembre 2001, visant les deux bastions de la puissance américaine : la puissance financière à New York et la puissance politique à Washington. Vue de l'extérieur, la France avait l'air épargnée. Bien sûr, l'économie montrait quelques signes d'essoufflement, mais pas plus que dans les autres pays européens, en proie eux aussi à une croissance molle. La France donnait plutôt l'impression de s'en sortir mieux que les autres. « Après des années de stagnation et de chômage, la France a bénéficié d'une période de croissance riche en emplois. Les efforts accomplis pour assainir la situation budgétaire, réduire l'inflation, alléger le coût du travail, ouvrir les marchés à la compétition et privatiser les entreprises publiques ont fini par porter leurs fruits », écrivait l'OCDE dans un rapport publié en novembre 2001. Avec l'introduction de l'euro, le vœu formulé par Jean Monnet cinquante ans plus tôt avait été exaucé : l'Europe politique et économique était bel et bien en route. Les Américains étaient déstabilisés, mais c'est la France qui avait les mots les plus durs envers elle-même, elle qui avait été si sûre d'elle, contre les Américains, sur la guerre en Irak. La France qui « tombe » et « qui a peur », voilà comment était dépeint le pays dans les ouvrages à la mode. Une France incapable de se réformer.
Désormais, la névrose est devenue psychose. Jacques Chirac à l'Elysée, hospitalisé, usé et de moins en moins populaire, voit des forces hostiles encercler la France où qu'il regarde. Les Américains, les Anglais, Bruxelles, les Chinois sont désignés comme les responsables tout trouvés des déboires français. Il était tout à fait édifiant de regarder Chirac à la télévision pendant la campagne sur la constitution européenne en 2005, tour à tour menaçant les jeunes sur les conséquences néfastes pour leur avenir de la mondialisation « ultra-libérale », puis les sermonnant sur leur manque de courage. Le Premier ministre Dominique de Villepin n'est pas non plus à une contradiction près. Il critique les « déclinologues » mais, selon Le Monde, aurait dit à ses collaborateurs après ses premiers 100 jours à Matignon : « Vous avez les chiffres que Breton a donnés ce matin? Il faudra trouver les moyens de faire des économies. C'est juin 1940, nous sommes le dos au mur. Est ce que les gens s'en rendent compte? »
Puis, en mars 2006, la France est descendue dans la rue contre le contrat première embauche... Un Premier ministre non élu qui écrit de grandes odes à la démocratie française puis utilise des mesures d'urgence pour passer sa loi en force... Un président qui promulgue une loi pour mieux la tuer... Des millions de manifestants qui se mobilisent pour défendre un système qui ne marche pas... Des slogans qui rappellent mai 1968. C'est précisément là qu'on trouve les symptômes du vertige français. Une société tellement absorbée par son nombril qu'elle en a le tournis. Le défaitisme a anéanti le rationalisme si cher aux Français... « Abracadabrantesque », dirait Jacques Chirac.
La situation actuelle est le fruit d'une politique aveugle pratiquée à la fois par les gouvernements de gauche et de droite : les gros chèques qui remplacent les vraies réformes. Voilà ce qui a mené à une dette qui se creuse, à un taux de chômage parmi les plus élevés en Europe, à une croissance médiocre, même dans les bonnes années, et à une grogne sociale qui monte. Néanmoins, la France d'aujourd'hui n'est pas celle de 1940 ou 1968. La situation n'est pas aussi catastrophique que le proclament les Cassandre, et les changements qu'il faut opérer sont nettement moins drastiques que ne le craignent les Français. Ni le déclin ni la révolution ne sont inéluctables.
Si les Français aiment parler de l'exception française, la vérité c'est qu'il n'y a rien d'exceptionnel dans leurs problèmes aujourd'hui. L'économie mondiale change très vite, avec l'émergence de nouveaux challengers comme la Chine, l'Inde et le Brésil. La concurrence accrue crée de nouveaux défis pour tous. Du Canada à la Suède, en passant par le Brésil et l'Argentine, nombreux sont les pays qui se sont sortis de situations plus délicates (et avec une dette publique beaucoup plus élevée), et qui l'ont fait en trois ou quatre ans. Aux États-Unis, cela fait cinquante ans qu'on gère le type de tensions sociales et communautaires qui ont mis le feu aux banlieues françaises en novembre 2005. L'Irlande, le Danemark et l'Autriche ont réussi à ramener leur taux de chômage sous les 5% en moins de dix ans. Même l'Allemagne voisine, qui en plus a dû gérer la réunification, a réussi à doper ses exportations ces trois dernières années, grâce à la demande en provenance de Chine et de Russie.
Quand d'autres ont choisi l'action, la France, elle, s'est embourbée dans un débat stérile sur l'idéologie même de la réforme. Le gouvernement s'est contenté d'improviser, ce qui a donné des politiques incohérentes, inefficaces et coûteuses. Veut-on proposer des réformes? On est alors taxé de libéral, voire d'ultra-libéral. Agriculteurs, buralistes, cheminots, profs, lycéens, tous sont prêts à descendre dans la rue dès que leurs « acquis » sont menacés. Tout le monde se plaint du statu quo, mais se bat pour le sauvegarder. On laisse croire que la seule alternative à l'inaction, c'est la destruction de tout ce qui fait la France. On entend aussi parler du besoin de « rupture ». Ce vocabulaire emprunté à la rhétorique révolutionnaire est tout à fait improductif. Il ne conduit qu'à confirmer les craintes que le changement n'apportera rien de bon.
La pauvreté du débat et la léthargie politique ne sont pas dignes d'un pays cité en référence dans le monde entier comme berceau de l'activité intellectuelle. Le coq d'antan, dressé sur ses ergots, a laissé la place à une poule mouillée qui a peur de tout. Et par-dessus tout, de finir en bouillon de poule, sauce chinoise